C’est une figure familière qu’on aperçoit régulièrement depuis le début des Worlds, et même s’il veut se faire discret… Difficile de le manquer. Personnalité magnétique depuis près de dix ans, figure de l’esport sur League of Legends, quatre fois champion d’Europe et finaliste des Mondiaux en 2018 avec Fnatic, Martin « Rekkles » Larsson (Suède, 28 ans) a longtemps été la grande star du Vieux Continent sur le jeu. Remplaçant cette année au sein de l’effectif de T1, les champions du monde en titre sud-coréens, il s’est vu offrir une position qu’aucun autre joueur occidental n’a eu la chance d’occuper par le passé.
Pourquoi lui, pourquoi maintenant ? Après une année 2023 très difficile en LEC – l’élite européenne -, cible des critiques, Rekkles a pris une décision radicale pour tenter de relancer une carrière qui semblait en passe de s’achever : ADC pendant plus de dix ans, il a changé de poste pour devenir support, avant de s’envoler pour la Corée du Sud où il défend depuis janvier les couleurs de l’académie de T1, qui lui a proposé de démarrer cette aventure au meilleur endroit possible.
Rare en interview, il a accepté de se confier pendant une heure, pour un entretien en deux parties, sur cette expérience unique aux Mondiaux, sa nouvelle carrière, l’échec de l’Europe au plus haut niveau mondial, mais aussi le fait d’avoir été diagnostiqué dans le spectre de l’autisme il y a un peu plus d’un an seulement, ce qui a bouleversé son approche des choses.
« Comment qualifiez-vous votre expérience aux Mondiaux en tant que remplaçant d’une équipe comme celle de T1 ? C’est forcément très différent de ce que vous avez pu vivre par le passé quand vous les disputiez avec Fnatic…
Martin « Rekkles » Larsson : Quand vous jouez, tout vous paraît stressant. Même si c’est le meilleur tournoi de l’année, c’est difficile de vraiment « profiter » du moment. Quand vous êtes un fan, c’est tout l’inverse. Dans la position qui est la mienne aujourd’hui, je me sens un peu entre les deux. J’en profite, mais je suis stressé également. C’est une magnifique expérience, c’est certain, je suis honoré de pouvoir être ici, d’assister en personne, de l’intérieur, à cela… Maintenant, ça me donne aussi envie de jouer à ce niveau à nouveau (rires). C’est motivant pour la suite.
Dans une interview avec Niklot « Tolkin » Stüber (l’un des principaux streamers allemands, diffuseur de la compétition) au début du tournoi, vous disiez en blaguant que votre apport se résumait à jouer au ping-pong avec Min-seok « Keria » Ryu et aux échecs avec Sang-hyeok « Faker » Lee. Ce rôle a-t-il un peu changé au fil des jours ?
Au début, je me sentais comme un étranger dans cette équipe, même si nous nous connaissions d’avant et qu’en Corée du Sud il y a cette culture où l’on vous respecte si vous avez accompli beaucoup de choses, ou simplement parce que vous êtes plus âgé – c’était le cas avec moi. Mais c’était la première fois que j’occupais réellement leur espace au quotidien et il a fallu un peu de temps pour que tout le monde, moi y compris, soit à l’aise avec cela. Avec le temps c’est devenu normal de non seulement faire un match de ping-pong avec Keria, jouer aux échecs avec Faker, manger ensemble, mais aussi donner mon avis sur le jeu, essayer d’aider stratégiquement. Quand l’équipe a affronté G2, j’ai fait des recherches sur les mouvements du support, Mihael « Mikyx » Mehle, pour Keria.
Par exemple, Mikyx aime bien se rendre discrètement sur la lane de Rasmus « Caps » Winther pour le soutenir. Ce n’est pas quelque chose d’habituel, généralement un support reste assez près de son ADC. Mais il apprécie ce genre de mouvement risqué, qui peut rapporter gros. Contre Hanwha Life Esports, il a surpris Geon-woo « Zeka » Kim comme cela. T1 a trois coachs différents et Keria est un bien meilleur joueur que moi donc je ne peux pas faire de grosses différences mais disons qu’avec mon expérience je peux penser à des petites choses comme celle-ci. Peut-être que ça ne sert à rien, peut-être qu’à un moment, si Keria ne voit plus Mikyx, il y pensera et ça peut faire la différence. Je veux que ces gars-là soient champions du monde. Pas pour moi, mais je les considère comme des amis maintenant, alors si je peux participer à leur succès, même si ça ne représente que 0,1 % du résultat final, ça me rendra heureux.
Considérez-vous cette expérience au sein de T1 aux Worlds, le fait de côtoyer un groupe champion du monde, comme un apprentissage ? Une manière d’intégrer certaines choses qui pourront vous être utiles dans le futur ?
Bien sûr. Pouvoir constater à quel point ils sont professionnels, les joueurs mais aussi le staff technique ou le management, les voir aborder chaque game sérieusement, observer leur préparation minutieuse et se rendre compte du temps qu’ils passent ensemble, à travailler en soloq, en scrims, découvrir les petits extras… Ils ont d’excellents joueurs, peut-être les meilleurs à leurs postes, ils pourraient se contenter de s’appuyer là-dessus mais non. Ils poussent toujours les choses un peu plus loin. C’est vraiment fou d’avoir le droit d’assister à cela de mes propres yeux. C’est inspirant. Cette saison en Corée du Sud, je jouais au deuxième échelon compétitif, j’avais l’impression que nous étions un groupe soudé, plus que la plupart des équipes européennes dans lesquelles j’ai pu jouer. Mais eux… Ils sont toujours ensemble. J’ai envie de cela pour moi et mon équipe dans le futur, peu importe à quoi il ressemble.
Il n’y a pas si longtemps, vous considériez Faker et T1 comme des adversaires, sans doute le plus haut niveau à viser mais surtout à battre en tant que compétiteur. Ça a été difficile pour vous de changer d’approche mentalement, d’avoir l’humilité de ne plus les considérer comme des concurrents mais comme des alliés de qui vous pourrez apprendre à leur contact ?
Pas vraiment. Quand j’ai rejoint T1 en fin d’année dernière, j’avais déjà croisé plusieurs joueurs en compétitions internationales. Pas tous, certains sont jeunes, mais j’ai rencontré Faker à de nombreuses reprises par le passé. Je le considère comme un ami, je ne sais pas à quel point c’est réciproque mais la transition s’est faite plutôt simplement grâce à cette histoire commune.
Ensuite… J’aimerais raconter un moment en particulier : au cours de la saison, j’essayais de jouer avec Leona mais je n’étais vraiment pas bon avec. Ce n’est pas mon style de champion, je n’arrivais pas à intégrer son fonctionnement. J’avais l’impression d’aller de l’avant quand il ne fallait pas et vice-versa, ma phase de lane n’était pas bonne… Alors je suis allé voir Keria et je lui ai simplement demandé s’il pouvait me donner quelques conseils. On a parlé pendant une vingtaine de minutes et après cela, je me suis amélioré avec Leona. Ce que je veux dire par là, c’est que, grâce à ce genre de petits moments, ça a été plutôt simple de considérer ces joueurs comme des alliés mais aussi de me sentir bien en Corée du Sud.
« Je ne pourrai pas prétendre être un champion du monde (si T1 l’emporte). Me considérer comme quelqu’un qui a vu de l’intérieur ce que gagner requiert, ce que c’est de gagner les Worlds, tout le travail qu’il y a derrière une équipe championne du monde, c’est déjà un énorme privilège en soi. Mais ce n’est pas être champion du monde »
Vous qui avez disputé les Worlds plusieurs fois avec Fnatic, pouvez-vous cibler les différences de fonctionnement entre une équipe européenne et une formation sud-coréenne comme T1 ?
Pour moi, le plus important c’est le fonctionnement collectif du groupe, l’union dont ils font preuve. J’ai connu des choses qui y ressemblaient en Europe, mais pas à ce point. C’est une équipe, une véritable équipe. Ils voient et pensent les choses comme s’ils ne faisaient qu’un. C’est le point clé, la différence la plus importante que j’ai pu observer de mes propres yeux « dans les coulisses ». Notre culture est différente sans doute, mais si nous voulons gagner, je pense que nous devons progresser sur ce plan. G2 le fait plutôt bien je crois… Je ne serais pas surpris de les voir rester au sommet même avec des joueurs complètement différents, parce qu’ils ont créé une structure qui ressemble à ce que je vois ici. J’espère que d’autres équipes suivront cette voie et que l’Europe montrera des choses différentes aux Worlds. C’est triste de voir la région vaciller autant.
Remporter les Worlds reste-t-il un objectif au fond de vous ? Ou parce que vous avez changé de poste, que vous avez déjà 28 ans, que vous évoluez désormais en Corée du Sud, c’est quelque chose que vous avez mis de côté ?
Je n’ai pas eu cet objectif en tête depuis un long moment. Quand Fnatic m’a écarté (en milieu d’année dernière), je crois. J’y pensais chez G2, quand je jouais pour la Karmine Corp aussi. Ça a toujours été mon but par le passé, mais je ne sais pas si ça pourra être le cas dans le futur. J’ai eu ma chance avec Fnatic, je considère qu’avec G2 aussi… Ça me paraît si loin aujourd’hui. Je ne suis pas sûr qu’on m’offre une chance de viser ce trophée à nouveau. J’ai 28 ans, je viens de démarrer une nouvelle carrière et la ligue dans laquelle j’évoluais cette année ne qualifie même pas pour la compétition. Je ne sais pas exactement à quoi ressemblera la suite.
Quand j’ai quitté la Karmine pour Fnatic, j’ai l’impression d’avoir fait les choses trop rapidement. Si j’avais décidé de m’engager durablement avec la KC… (il hésite) On peut jouer avec cette idée : je rejoins la KCorp en 2022, je décide d’y rester, je monte en LEC avec eux, peut-être que j’y serais encore aujourd’hui ? Mais peut-être aussi que les choses se seraient déroulées différemment, ma vision des choses ne serait pas celle que j’ai aujourd’hui. À l’époque j’avais cette obsession des Worlds, je voulais y retourner le plus vite possible. Nous verrons comment les choses évoluent. J’espère, si j’arrive à proposer régulièrement de bonnes performances, si l’on parle de moi positivement, qu’on m’offrira une chance. En tout cas, je ne compte pas abandonner.
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Le nombre de titres mondiaux de T1, de loin le club d’esport le plus renommé au monde, en treize éditions au total. En neuf participations aux Worlds, les Sud-Coréens n’ont jamais fait moins bien que demi-finalistes de la compétition.
Ce n’est pas vraiment une question sérieuse, enfin cela dépend sans doute de votre réponse : vous considérerez-vous comme un champion du monde si T1 s’impose cette année ?
Non, évidemment. J’aimerais beaucoup avoir un skin, simplement parce que ça en offrira un nouveau à Senna (sourire), mais je ne pourrai pas prétendre être un champion du monde. Me considérer comme quelqu’un qui a vu de l’intérieur ce que gagner requiert, ce que c’est de gagner les Worlds, tout le travail qu’il y a derrière une équipe championne du monde, c’est déjà un énorme privilège en soi. Mais ce n’est pas être champion du monde.
Qu’est-ce que ça représente de porter le maillot de T1 ?
C’est un rêve devenu réalité. J’aurais aimé avoir cette opportunité plus tôt dans ma vie. Si ça avait été le cas, je me serais totalement investi en Corée du Sud. À 28 ans, je dois faire plus attention aux prochaines étapes, ce serait plus simple avec quelques années de moins. J’en ai parlé avec Johnson « Gryffin » Le (jeune américain qui joue lui aussi dans l’académie de T1) d’ailleurs. Je lui ai dit qu’il n’avait que 18 ans, que même si progresser ici lui prenait trois ans, il n’en aurait que 21 : il a le temps devant lui pour essayer, pour apprendre la langue…
Pour moi, c’est différent, je n’ai pas quatre années à investir au deuxième échelon compétitif sud-coréen, les choses doivent aller un peu plus vite. Je suis content de vivre ça, mais c’est également un peu frustrant, quelque part. J’aurais été un joueur très différent si cela m’était arrivé plut tôt, lors de la première partie de ma carrière. Mais je chérirai cette expérience toute ma vie. Jouer pour T1 n’est pas quelque chose que font les Européens, les Occidentaux en général. Je suis privilégié.
Selon vous, l’Europe est en mesure de rattraper son retard sur la Corée du Sud ou le chemin paraît trop long et difficile ?
Déjà, nous ne les rattrapons pas aujourd’hui. Pourtant je pense que beaucoup d’Européens ont le niveau, que ce n’est pas vraiment une question de qualité individuelle… Même s’il y a plus d’excellents joueurs en Corée du Sud qu’en Europe – ça, c’est certain -, je ne dirai pas qu’ils sont largement supérieurs à nos meilleurs éléments. Si nos très bons joueurs étaient regroupés dans quelques équipes, je crois que nous pourrions lutter. Cette année G2 a quand même bien joué, j’aime beaucoup ce que fait la Karmine Corp également. Il faut imaginer une seconde à quoi la scène européenne ressemblerait sans elle. Ils ont enflammé les ERL (le système de ligues nationales), ils redynamisent le LEC… Nous avons besoin de cela.
Mais aujourd’hui il y a beaucoup de choses en dehors du jeu qui ont une influence négative sur le développement de la région. Par exemple, le système compétitif en Corée du Sud est mieux pensé : le chemin des rookies est structuré, clair. Il y a la LCK, l’élite, puis la Challenger League, puis un troisième échelon pour les plus jeunes joueurs. Cela fait trois équipes par club soit environ 15-20 joueurs, vous ne pouvez pas manquer les meilleurs éléments. Maintenant, je ne pense pas qu’un système calqué sur celui-ci marcherait en Europe. Parce qu’il y a différents Championnats nationaux, où évoluent des dizaines d’équipe. Et j’ai le sentiment que le haut de la pyramide, le LEC, ne devrait pas être une ligue franchisée du fait de cette spécificité. Si elle n’était pas fermée, les équipes pourraient monter et descendre, comme c’était le cas avant. Je me dis qu’avec la pression qui en découlerait, on verrait plus clairement quelles sont les meilleures équipes, qui sont les meilleurs joueurs. Cela pimenterait les choses, offrirait un système propre à la région, plus adapté. Mais c’est peut-être déjà trop tard. »
Fin de la première partie…
