Mbandaka, Lokolama (République démocratique du Congo), Iyahou (République du Congo), reportage
La pirogue quitte les méandres herbeux de la Likouala pour s’enfoncer sous le couvert forestier. Le paysage des tourbières prend un aspect énigmatique, presque onirique. Dédale des canaux, racines aériennes, murmures des insectes, arabesques des lianes, rais de lumière, eau rouge-noire, sol spongieux. C’est ici que vient pêcher Bercelin, 37 ans, depuis qu’il est enfant, au filet ou au harpon. « On trouve aussi des antilopes, des porcs-épics, des chimpanzés, énumère le jeune homme. Nous avons même eu la visite d’un gorille, qui est resté quelques semaines aux abords du village. Les enfants lui donnaient des bananes. »
Bercelin connaît tout de l’environnement qui borde son petit hameau de Iyahou, dans l’est de la République du Congo, mais ne peut pas expliquer précisément ce que sont les tourbières. « Des scientifiques sont venus, ils ont fait des prélèvements et nous avons dit de laisser l’écosystème en place, raconte-t-il. On attend qu’ils viennent nous en dire plus. »
© Louise Allain / Reporterre
Au milieu des années 2010, Simon Lewis, chercheur en écologie végétale de l’université de Leeds (Royaume-Uni), a séjourné dans cette partie de la forêt humide pour déterminer son étendue et la composition des sols — la zone marécageuse, difficile d ‘accès, avait été très peu étudié jusqu’alors. Avec ses équipes britanniques et congolaises, le scientifique a effectué plusieurs voyages des deux côtés du fleuve Congo (en République du Congo, qui a pour capitale Brazzaville, et en République démocratique du Congo, qui a pour capitale Kinshasa).
La découverte qu’il ya fait se révèle prodigieuse : ce biotope, qui s’étend sur 167 600 km2 (près d’un tiers de la surface de la France), constitue la plus grande zone de tourbières tropicales au monde. Surtout, il stocke 30 milliards de tonnes de carbone, l’équivalent de trois années d’émissions terrestres de gaz à effet de serre d’origine fossile. Quand Simon Lewis a publié ces informations dans la revue Nature, en janvier 2017, on parle aussitôt de bombe climatique à retardement.
Un trésor capital pour l’équilibre climatique de la planète
La tourbière de la forêt du bassin congolais s’est formée par l’accumulation des feuilles et des branches tombées depuis plus de 10 000 ans. Le milieu humide de la forêt tropicale entraîne la décomposition de la matière organique par les bactéries et les champignons, car les micro-organismes fonctionnent au ralenti dans ce biotope où l’oxygène est rare. Privé de contact avec l’atmosphère par le sol saturé d’eau, le carbone présent dans ces lambeaux végétaux se retrouve séquestré dans le sol au lieu d’être propagé dans l’air. S’il venait à être libéré, le thermomètre de la planète pourrait monter de quelques degrés supplémentaires.
« Nos tourbières prennent une nouvelle valeur dans le contexte de crise climatique mondiale », remarque Valentin Engobo, président de l’Association des paysans pygmées de Lokolama, sur la rive gauche du fleuve, côté République démocratique du Congo (RDC). C’est derrière ce groupement de cases et de huttes, à deux heures de moto au sud de Mbandaka, la capitale de la province de l’Équateur, que Lewis et ses équipes ont commencé leurs sondages en RDC.
Les tourbières se forment par accumulation de la matière organique. Le carbone s’y retrouve séquestré sous l’eau marécageuse au lieu d’être émis dans l’air. © Gwenn Dubourthoumieu / Reporterre
Les recherches s’y sont révélées fructueuses, avec du carbone emmagasiné jusqu’à 6 mètres de profondeur. Pour atteindre la bourbe où ont été réalisés les premiers carottages, il faut marcher deux heures dans un sous-bois équatorial parsemé d’embûches moites et de lianes piquées d’épines, en avançant parfois en équilibre sur des troncs couchés, parfois dans l’ eau jusqu’à la taille. C’est dans cette zone hostile, confuse et sombre, que repose le trésor, aujourd’hui en péril, des tourbières, capitale pour l’équilibre climatique de la planète.
À Lokolama, comme dans la plupart des tourbières des deux Congo, le couvert forestier est encore préservé compte tenu de sa difficulté d’accès. Mais il est menacé de toutes parts.
« L’eau s’évapore, la tourbe entre en contact avec l’air, le carbone s’échappe dans l’atmosphère »
Le fort accroissement démographique (la population de la RDC a doublé en vingt ans, dépassant les 100 millions d’habitants, et devrait doubler encore dans les vingt prochaines années) accroît la pression humaine sur les ressources naturelles. « De plus en plus de commerçants de Mbandaka viennent s’approvisionner dans des villages comme Lokolama, note Ovide Emba, étudiant en biologie dans la capitale provinciale, qui a participé à toutes les recherches dans sa région depuis 2017. Ils achètent des poissons, du miel, mais aussi du bois, des palmes de raphia, des légumes. Les habitants sont tentés d’augmenter leurs productions et d’augmenter les brûlis pour préparer de nouveaux champs. Plus au nord et à l’est, on voit des zones de tourbières déjà transformées en rizières. Mais ouvrir la forêt perturbe l’équilibre existant. L’eau s’évapore, la tourbe entre en contact avec l’air, les micro-organismes se développent, le carbone s’échappe dans l’atmosphère. » Et ce n’est pas tout.
Ikamba Moloko, Pygmée batwa du village de Lokolama, indique l’emplacement où les scientifiques ont commencé à effectuer les carottages du sol. © Gwenn Dubourthoumieu / Reporterre
Un temps freinées, dans les années 2000 puis 2010, les coupes forestières représentent de façon significative en RDC. Soit de manière artisanale — notamment pour produire du charbon de bois, principale énergie utilisée pour la cuisson des aliments dans un pays où l’électricité fait défaut — soit de manière industrielle, avec des entreprises voraces, souvent étrangères et notamment chinoises, dont les concessions empiètent sur le périmètre des tourbières.
L’effrayant précédent indonésien
Se profile aussi le développement de vastes plantations de palmiers à huile, comme en Indonésie, où la moitié des tourbières tropicales ont déjà été détruites ou dégradées, ce qui a fait de la forêt tropicale non plus un récepteur, mais une source d’émission de gaz à effet de serre.
« Ma plus grande crainte, c’est que la tourbe de la cuvette centrale (le bassin du Congo) prend le même chemin que celles d’Asie du Sud-Est », redoutait en 2021 Simon Lewis auprès de Mongabay.com, un média spécialiste international de l’écologie et des forêts tropicales. Le spectre se rapproche, puisque les producteurs asiatiques sont désormais confrontés à une réglementation plus stricte et qu’ils cherchent de nouvelles terres à exploiter.
Un autre danger à prendre en compte est celui de l’exploitation pétrolière. En juillet 2022, le gouvernement de la RDC a mis aux enchères vingt-sept « blocs pétroliers », dont deux incluent d’importantes zones de tourbières dans leur périmètre. Aucune compagnie ne s’est manifestée pour le moment, mais qu’adviendrait-il si des contrats d’exploitation étaient signés ? « Ce serait une catastrophe », estime le professeur Corneille Ewango, botaniste de l’université de Kisangani (RDC), en amont du fleuve Congo, où il étudie la composition de la tourbe dans son laboratoire de pédologie (la science des sols) en partenariat avec Simon Lewis.
Dans son laboratoire de l’université de Kisangani, le botaniste Corneille Ewango et son assistant Joseph Kanyama Tabu étudient la composition des sols des tourbières de RDC. © Gwenn Dubourthoumieu / Reporterre
Sans parler des risques de marées noires, cet écosystème fragile serait endommagé par les fourrages et les routes qui seraient construites pour acheminer les équipements, altérant la circulation de l’eau. « Toute perturbation de l’équilibre hydrologique peut intensifier la décomposition de la matière organique et transformer les tourbières en émettrices de dioxyde de carbone », insiste Corneille Ewango.
« Nous voulons protéger cette zone, mais il faut que ça nous rapporte quelque chose »
Malgré ses richesses minières, le pays s’enfonce dans une faillite chronique depuis un demi-siècle et sa population compte parmi les plus pauvres de la planète. Selon la Banque mondiale, la moitié des habitants de la RDC doivent survivre avec moins de deux dollars par jour et l’autre moitié n’est pas beaucoup mieux lotie. « L’intérêt que porte les scientifiques sur nos terres aiguise toutes les convoitises, dit Valentin Engobo. Le besoin d’argent est une dure réalité en RDC. »
« Nous voulons protéger cette zone, mais il faut que ça nous rapporte quelque chose, s’emporte Joseph Bonkile, le doyen du village de Lokolama. Nous voulons des retombées financières. » Dans ce contexte de détresse économique, le risque se profile de voir la précieuse tourbière abandonnée au plus offrant.
À Mbandaka, la capitale de la province de l’Équateur, Papy Ekate Ekofo, ministre provincial de l’Environnement, botte en touche : « La forêt est exploitée de manière irréfléchie et non contrôlée, mais c’est une question de survie pour la population. Il n’existe pas vraiment d’autres activités qui lui permettent de générer un revenu. » L’avenir du climat de la planète se joue aussi sous la canopée de la forêt équatoriale africaine, dans cette course de vitesse entre science et profits.
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