La semaine dernière s’est tenue à l’École militaire le 23e FICA (Forum de l’IHEDN sur le continent africain), qui a rassemblé des auditeurs venus de tout le continent pour réfléchir aux enjeux stratégiques, diplomatiques et de défense dans cette partie. du monde. Dans moins d’un mois, les 27 et 28 juillet, le gouvernement russe organise son sommet « Forum économique et humanitaire Russie-Afrique pour paix, sécurité et développement », à Saint-Pétersbourg, le deuxième après celui de 2019 à Sotchi.
À cette occasion, l’IHEDN a demandé à plusieurs spécialistes d’analyser la manière dont la Russie étend son influence et organise sa présence en Afrique. En la matière, selon Caroline Roussy, directrice de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) et spécialiste de l’Afrique, Moscou bénéficie incontestablement des liens tissés autrefois par l’URSS pendant la Guerre froide : « On voit bien ses liens de proximité avec l’Afrique du Sud, notamment. L’URSS a soutenu l’ANC à l’époque de l’apartheid et à ce titre la Russie reste perçue comme étant du côté des opprimés. Des liens avaient également été noués dans les années 1960 avec des pays comme le Mali de Modibo Keïta. À l’époque, l’ambassade soviétique de Bamako était du reste la plus importante de toutes les ambassades. Les liens ne sont jamais totalement distendus et certains étudiants ont pu poursuivre leurs études en URSS. Le Premier ministre actuel du Mali, Choguel Maïga, est par exemple diplômé de l’Institut des Télécommunications de Moscou, ce qui crée préalablement des liens. »
LA PRÉSENCE DE WAGNER « VALIDÉE ET ACCOMPAGNÉE » PAR MOSCOU
La grande différence avec l’époque soviétique, c’est le côté bicéphale de la présence contemporaine russe en Afrique, que mettent en évidence les chercheurs de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) Maxime Audinet et Emmanuel Dreyfus dans leur étude sur le cas du Mali, parue en septembre 2022 : la Russie utilise à la fois d’acteurs officiels et d’acteurs non étatiques. Parmi ces derniers, le plus célèbre est le groupe Wagner. Sa présence en Afrique est « totalement validée et accompagnée par Moscou », explique l’enquêtrice et analyste Lou Osborn, co-auteure du livre « Wagner, enquête au cœur du système Prigojine » (1) et spécialiste de l’enquête en sources ouvertes .
Wagner est arrivé sur le continent en 2017 dans le cadre de la formation militaire et en sécurité pour le régime d’Omar el Bechir, à l’époque président du Soudan. « Très rapidement, en 2018, ils sont arrivés en Centrafrique à la suite des négociations liées à l’obtention d’armement russe pour ce pays », poursuit Lou Osborn. « Ils s’y sont établis très fortement. Fin 2021, ils sont entrés au Mali, et sont également en Libye. » Voilà pour les pays où Wagner s’est installé.
Par ailleurs, selon l’analyste, ils ont eu une présence ponctuelle ailleurs dans le cadre d’interférences électorales via AFRIC, une structure affiliée à Evgueni Prigojine, le patron du groupe et « clé acteurs de la politique africaine de la Russie » (selon Audinet et Dreyfus) : à Madagascar, au Zimbabwe, en Afrique du Sud et aux Comores. « Ils revendiquent être en Érythrée et en Guinée. Sinon, ils ont connu un échec militaire important au Mozambique, où ils étaient employés en 2019 afin de gérer la menace État islamique et où ils ont subi de lourdes pertes. » Ils s’en sont partiellement retirés. Le Cameroun est aussi un pays important pour Wagner, qui s’en sert comme plaque tournante logistique pour ses activités commerciales en République centrafricaine (RCA).
WAGNER, « PRINCIPAL MARQUEUR DE LA PRÉSENCE RUSSE EN AFRIQUE »
Enfin, ils auraient entamé des négociations avec la junte burkinabée, mais « nous n’avons pas d’information concernant une présence confirmée », explique Lou Osborn, qui travaille à la détection des opérations d’influence pour l’ONG britannique Center for Information. Résilience. « Sur ce pays, il y a une forte pression informationnelle exercée par des organisations liées à Wagner. »
Selon l’enquêtrice, « dans tous les cas, ils sont ou ont été présents sur les trois domaines : sécurité/militaire ; économique ; influence. C’est vraiment leur modus operandi pour le continent africain ». Les sociétés liées à Wagner sont notamment « actives dans des secteurs propices au trafic (diamants, or, minerais) », ce qui rend leurs profits difficiles à évaluer, explique l’analyste.
Aujourd’hui, le groupe Wagner est le « principal marqueur de la présence russe en Afrique », écrivent Maxime Audinet et Emmanuel Dreyfus dans leur étude pour l’IRSEM. L’autre jambe de la politique africaine de la Russie, sa dimension étatique, agit en complément de l’action de Wagner : pendant que la « galaxie Prigojine » déploie ses « usines à trolls » sur les réseaux sociaux ou finance des médias locaux africains , les médias d’État russes comme Spoutnik et Russia Today diffusent également des messages conformes aux intérêts du Kremlin.
MOSCOU, « PRINCIPAL FOURNISSEUR D’ARMES DU CONTINENT AFRICAIN »
Cette présence officielle passe aussi par la signature d’accords bilatéraux de défense, une vingtaine depuis 2015, portant le total à une trentaine en 2022, soit plus de la moitié des États du continent. « Concrètement, la plupart des accords ouverts portent sur la coopération technique entre les ministères de la Défense des pays signataires », détaille Ivan U. Klyszcz, chercheur au Centre international de défense et de sécurité (ICDS) de Tallinn, dans un article sur le rôle des services de renseignement russes en Afrique publié en juin par Le Rubicon : « Des séminaires, des visites et des missions d’entraînement compétents parmi les moyens de coopération prévus par ces documents. Dans presque tous les cas, ils permettent aussi la livraison d’armes et leur entretien, les armes étant l’un des vecteurs de l’influence russe partout dans le monde. Il n’est donc pas surprenant que Moscou soit devenu le principal fournisseur d’armes du continent africain. »
Sur les 27 accords de défense qu’il a pu analyser (en source ouverte sur des bases de données gouvernementales russes), le chercheur a constaté que 10 incluent « l’échange d’informations et de communications confidentielles entre les ministères de la Défense » (Botswana, Burkina Faso, Burundi, Congo-Brazzaville, Égypte, Mali, Niger, Nigeria, Rwanda et Tchad). « Ces accords laissent la porte ouverte à des échanges d’informations privilégiés dans la sphère militaire et plus généralement pour la coopération entre les services », commente Ivan U. Klyszcz. Selon lui, la RCA et Madagascar sont aujourd’hui des « plateformes pour le renseignement russe en Afrique », des lieux de « coopération entre les services de renseignement russes, le groupe Wagner et la « galaxie » Prigojine en général ».
LA RUSSIE « PLUTÔT AGRESSIVE DANS LES PAYS FRANCOPHONES »
Qu’elle soit officielle ou officieuse, l’influence russe en Afrique semble particulièrement viser la France. « On constate que la Russie est plutôt agressive dans les pays francophones », relève Caroline Roussy. « Toutefois, sans nier le poids de cette influence, le terrain est plutôt réceptif à ce type de messages. Le ressentiment anti-français, qui a des accents plus ou moins variables, est une réalité en Afrique francophone à laquelle s’arriment des luttes politiques pour recouvrer, selon les cas, une souveraineté monétaire ou sécuritaire. Il y a des relations de verticalité, une histoire encore trop jonchée d’opacité (la Françafrique est-elle réellement à considérée au passé ?) qui nuisent à l’image de la France. La Russie n’a qu’à exploiter la faille. »
Pour ce qui est de Wagner, le groupe « a étendu sa présence dans des pays vulnérables, présentant un contentieux fort avec le partenaire historique et une attractivité en termes de ressources », analyse Lou Osborn. « De ce fait, cela a été assez souvent le cas en Afrique francophone, mais aussi vu des tentatives au Ghana ou au Nigeria. »
WAGNER, UNE MUTINERIE AU « COÛT RÉPUTATIONNEL FORT POUR LA RUSSIE » EN AFRIQUE
Cette stratégie bicéphale porte peu à peu ses fruits. Comme le décomptait en février Le Monde diplomatique, le 2 mars 2022, lors du vote de l’Assemblée générale des Nations unies condamnant l’agression russe en Ukraine, la moitié des pays n’ayant pas soutenu le texte étaient africains (17 abstentions sur 35, un vote contre), alors que 8 États du continent n’ont même pas pris part au vote, « inaugurant une pratique désormais bien installée d’absentéisme calculé ». Commentaire du mensuel : « L’Afrique est à la fois la région la plus réticente à suivre le mouvement de condamnation et la plus divisée dans la réaction au conflit, 50 % environ de ses capitales seulement approuvant les textes soumis à leur appréciation. »
Le récent coup de force d’Evgueni Prigojine envers Moscou peut-il changer la donne de l’influence russe en Afrique ? Selon Lou Osborn, « la séquence de la mutinerie de Wagner et de sa gestion par le gouvernement russe a un coût réputationnel fort pour la Russie auprès de ses partenaires africains ». L’enquêteur attend d’observer le comportement et les déclarations des uns et des autres au sommet de Saint-Pétersbourg, fin juillet. « On sait qu’il y a eu de l’inquiétude chez les gouvernements maliens et centrafricains, car Wagner est avant tout un outil de préservation des régimes. Si le groupe venait à se disloquer rapidement et la Russie à échouer à proposer une alternative, il y a un risque pour la stabilité politique, mais aussi sécuritaire des pays. Le partenaire Wagner a tissé des liens de confiance et est très imbriqué dans les structures d’État, ce qui pourrait être compliqué à détricoter. »
Se poserait aussi la question du devenir des autres activités du groupe dans l’économie et l’influence, et de celui de ses troupes : « Qu’arriverait-il en cas de mercenaires refusant de rejoindre le ministère de la Défense et laissés de côté dans les pays : plus d’exactions ? Des trafics ? »
(1) Écrit avec Dimitri Zufferey, à paraître le 15 septembre aux Éditions du Faubourg.