« Rien n’est plus puissant qu’une idée dont l’heure est venue, et je pense que l’heure de la restitution d’objets spoliés au Congo est venue. » C’est avec un ton solennel, et en empruntant les mots de Victor Hugo, que Thomas Dermine entame son discours, en ce 24 novembre 2021, dans la salle de réception du flambant neuf musée national de la République du Congo (MNRDC), à Kinshasa.
Le secrétaire d’État belge, chargé du brûlant dossier des œuvres d’arts pillées durant la colonisation, a fait le déplacement pour présenter aux Congolais l’approche esquissée par la Belgique, afin de décider du sort des quelques 109 000 artefacts conservés aujourd’hui à l’Africa Museum de Tervuren. Le projet, qui devrait être voté dans les semaines à venir au Parlement belge, doit jeter les bases d’une coopération bilatérale autour de la question de leur héritage commun.
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Démarche avant-gardiste ?
Réunis devant lui, une quarantaine de chercheurs et autorités politiques congolaises, dont le président de l’Assemblée nationale Christophe Mbosso et celui du Sénat Modeste Bahati Lukwebo, mais aussi des représentants religieux et royaux. Tous écoutent attentivement : le moment est hautement symbolique. Ce projet de restitution du patrimoine culturel congolais est une étape nécessaire à la réconciliation des deux peuples liés par un passé « trouble » et douloureux. La Belgique vient de franchir une étape avec la publication, au début du mois, d’un rapport d’historiens, commandé par le Parlement, qui détaille au cours de 700 pages « la brutalité » du régime colonial qui a fait quelque dix millions de morts.
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Alors que les relations de Bruxelles avec Kinshasa se sont dégradées depuis l’élection de Félix Tshisekedi, le déplacement de Thomas Dermine, avec la ministre belge de la Coopération au développement Meryame Kitir, est particulièrement stratégique. C’est un pas de plus vers la réconciliation et la possibilité d’un déblocage de fonds.
Le temps n’efface rien. Il était donc temps pour des excuses au plus haut niveau de l’État
Trentenaire, fraîchement arrivé au gouvernement, Thomas Dermine incarne une nouvelle génération politique décomplexée qui n’a plus peur de regarder avec franchise son histoire. Après un mea culpa de rigueur : « Le temps n’efface rien. Au mieux, il recouvre d’un voile des souvenirs éteints qui se rallument à la première brise. Il était donc temps pour des excuses au plus haut niveau de l’État. » Ensuite il tranche : « Les objets acquis par nos ancêtres de façon illégitime ne nous appartiennent pas. Ils ne sont pas à nous. Ils appartiennent au peuple congolais. Point final. »
Toutes les œuvres acquises de 1885 à 1960 par la Belgique au Congo seront donc « a priori restituables ». Puis, il poursuit en détaillant méthodiquement les modalités de cette démarche à portée « holistique » et « avant-gardiste » au regard d’autres pays européens.
Thomas Dermine, Placide Mumbengele, Meryame Kitir © Marie Toulemonde
À en croire les applaudissements de l’audience, le discours a fait mouche. « Une page est tournée », salue Christophe Mbosso. Et la volonté de réconciliation partagée. « On parle le même langage », insiste le directeur du musée Henry Bundjoko. Lors de la table ronde qui a précédé le discours et à laquelle la ministre de la culture congolaise Catherine Katumbu a participé, on parlait même de « révolution copernicienne ». Mais qu’en est-il réellement ? Qu’en pensent la classe politique congolaise et les citoyens ?
Restitution versus reconstitution
Les contours du projet se sont dessinés dans un contexte d’ébullition en Europe, après que la France a jeté un pavé dans la mare avec la publication du rapport Felwine Sarr et Bénédicte Savoy (2018), après la vague Black Lives Matter et le déboulonnage de statues du roi Léopold II qui en a découlé. Si Emmanuel Macron vient d’ailleurs de restituer en grande pompe, au Bénin, 26 œuvres pillées lors de la mise à sac des palais du royaume d’Abomey en 1892, il ne s’agit surtout pas pour le secrétaire d’État belge de marcher dans les pas du président.
De dix ans son cadet, Thomas Dermine met un point d’honneur à s’en différencier. « Je ne suis pas un cascadeur de la politique, je travaille pour le fond, pas pour créer du spectacle. C’était plus facile de demander à Guido Gryseels, directeur de Tervuren, deux masques et une statue symboliques et problématiques – on sait lesquels en plus – et de faire deux, trois photos. Mais est-ce-qu’on ne reproduit pas des schémas coloniaux en se donnant bonne conscience avec des actes symboliques ? » questionne-t-il avec un sourire taquin.
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Contrairement à la France, donc, la Belgique ne se concentre pas sur une collection spécifique et considère l’ensemble du patrimoine public. L’idée est de mettre sur pied, « d’ici à 2022 », une commission mixte, instituée par un accord bilatéral, composée de manière paritaire d’experts scientifiques belges et congolais. Cette équipe sera chargée de déterminer si les oeuvres, en priorité celles ayant fait l’objet d’une demande de restitution, ont été acquises de manière légitime ou illégitime. Dans le second cas, le transfert de propriété juridique serait immédiat. La question du retour physique de l’objet serait organisée dans le temps « pour s’assurer de sa conservation, préservation et valorisation ».
Dermine préfère opter pour le mot reconstitution, emprunté en dernière minute aux Congolais
Le terme « restitution », choisi par les Français, témoigne selon le secrétaire d’État d’une forme d’européocentrisme puisque c’est l’action des Européens qui est mise en avant. « Il faut au contraire adopter une position centrée sur la perspective du Congo qui est de reconstituer l’identité culturelle d’un peuple, (…) qui a été trop longtemps privé de la mémoire, de la créativité et de la spiritualité de ses ancêtres. » Dermine préfère opter pour le mot « reconstitution », emprunté en dernière minute aux Congolais qui l’avaient employé lors d’un forum dédié. Tout est bon pour se démarquer, et tant pis si ça cafouille côté presse flamande car dans leur langue, reconstitution n’a pas réellement de traduction…
Terme flou et chantier colossal
Si, pour le ministre, « il faut se poser la question : l’a-t-on volé ? La réponse c’est oui ou non », dans les faits, la réalité est plus complexe.
Guido Gryseels, l’emblématique directeur de Tervuren depuis 20 ans, cheville ouvrière du projet, estime que plus de 900 œuvres – 1 % des collections – sont éligibles à une restitution immédiate, à l’image de la statue du chef Ne Kuko, dont on a la preuve qu’elle a été acquise de manière illégitime par Alexandre Delcommune lors d’une expédition punitive, fin 1878.
Le marchand belge Alexandre Delcommune a volé la “kitumba” à un roi de Boma en 1878 © RMAC Tervuren
Près de 58 % – 63 000 objets – resteront à priori dans le domaine public belge car acquis « de manière légitime ». C’est le cas de la « grande pirogue » – 22 mètres – exposée à Bruxelles depuis 1958, qui fut officiellement un don de l’administration territoriale au roi Léopold III, en visite au Congo un an plus tôt. Mais qu’est-ce qu’un don dans un contexte de domination systémique et violente ? Ne faut-il pas sortir des termes juridiques – trace de transaction – et préférer une approche morale au cas par cas ?
Qu’est-ce qu’un don dans un contexte de domination systémique et violente ?
Le plus gros souci concerne les quelques 45 000 objets dont on ignore comment ils ont été acquis et comment ils ont transité du Congo à Bruxelles, il y a plus d’un siècle. Pour ces derniers, et en attendant les éventuels résultats de leur analyse de provenance, ils seront conservés dans le domaine public mais rendus « aliénables ». Le terme est flou et le chantier colossal.
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En effet, aujourd’hui seule une personne est employée à temps plein pour mener ce travail de recherche, débuté début juin, à Tervuren. Et les financements manquent. Alors après plusieurs piques de Guido Gryseels à ce sujet, le secrétaire d’État qui lui prête une oreille attentive, lui promet un budget de 2 millions par an consacré à l’analyse de provenance. Une petite victoire, mais les résultats pourraient nécessiter des dizaines d’années de travail.
Rien ne presse
Et tant mieux car du côté congolais, le temps ne presse pas. Le président Tshisekedi l’avait déjà affirmé lors de l’inauguration du MNRDC, deux ans plus tôt : « Un jour il faudra bien que notre patrimoine revienne au Congo mais il faut le faire de manière organisée et concertée. Il ne faut pas le faire précipitamment. » Même son de cloche chez le directeur du musée, Henry Bundjoko, « On a d’abord besoin d’une reconnaissance, (juridique) ensuite on n’est pas pressé », et Christophe Lutundula, le ministre des Affaires étrangères : « Nous avons notre rythme, notre gestion de la démarche qui nous oblige à travailler dans la sérénité… mais avec l’objectif de faire de la démarche un élément qui contribue au renforcement de nos relations. »
Le Musée national de la République démocratique du Congo (MNRDC), à Kinshasa. © Marie Toulemonde
Contrairement à d’autres pays du continent, comme le Bénin, le Sénégal ou encore le Tchad, la RDC n’a pas fait de demande officielle de restitution. Et pour cause. Tout le monde est bien conscient que le terrain est mal préparé et qu’il faut à tout prix éviter les « ratés », comme le rappelait Christophe Lutundula en référence aux « dons » d’œuvres effectués sous Patrice Lumumba, qui s’étaient rapidement évaporés dans la nature une fois retournés au pays. Les vols, s’ils ont diminué, sont encore réguliers.
Les œuvres devront être déplacées mais personne ne sait encore où, la réserve du nouveau musée est déjà pleine
Si le président adopte cette approche prudente, c’est qu’il sait que les capacités d’accueil et de conservation du pays, principal argument prôné par les anti-restitutions, sont encore insuffisantes. Aujourd’hui, près de 33 000 objets des collections publiques congolaises sont entassés dans des conditions de conservation inquiétantes dans l’ancienne réserve privée de Mobutu au mont Ngaliema. Ils vont bientôt devoir être déplacés mais personne ne sait encore où les conserver car la réserve du nouveau musée est déjà pleine. Aucun budget n’a été débloqué à ce jour pour en construire une autre.
Dans la salle de restauration du musée de la réserve du mont NGaliema, à Kinshasa. © Marie Toulemonde
De manière plus globale, la culture est encore loin d’être une priorité au sein du gouvernement qui peine à faire rentrer les recettes de l’extraction minière qui se perdent entre les « crocs-en-jambe » dans l’administration et la corruption, pour reprendre l’expression de Christophe Mbosso. Pourtant, c’est la culture que Félix Tshisekedi a choisi de mettre à l’honneur cette année à l’Union africaine. Quelques jours avant l’arrivée de la délégation belge, il a même instauré une commission sur le sujet des restitutions, sans que sa composition ait été dévoilée. Un colloque panafricain vient également de s’achever, dimanche 5 décembre, sur cette thématique à Kinshasa.
La Belgique ne mentionne à aucun moment une aide financière dédiée aux musées congolais
Dans ces conditions, beaucoup se demandent pourquoi, dans le projet de reconstitution, la Belgique ne mentionne à aucun moment une enveloppe d’aide financière précise, dédiée aux musées congolais pour préparer le retour des œuvres, comme ont pu le faire l’Allemagne avec le Nigeria et la France avec le Bénin.
Les institutions culturelles françaises, élément essentiel de la diplomatie de Paris, sont d’ailleurs bien mieux implantées à Kinshasa que leur pendant belge. Le nouveau musée national MNRDC, qui a coûté 21 millions de dollars, a lui été financé par… la Corée du Sud. La Chine, en situation de disgrâce avec les affaires minières de la Sicomines notamment, semble elle aussi faire de la culture un faire-valoir politique. L’ambassadeur Zhu Jing visitait des musées congolais, dimanche 5 décembre.
Seul Tervuren fait réellement office de représentant belge de la culture au Congo. En effet, l’institution est connue de Kinshasa à Lubumbashi, où elle a développé de multiples programmes de formation. Elle est incarnée par la figure de Guido Gryseels, accueilli avec des égards de ministre par de nombreux acteurs congolais de la recherche. C’est d’ailleurs avec son complice Placide Mumbengele, le directeur de l’Institut des musées nationaux du Congo (INMC), qu’il met sur pied le projet de « reconstitution ».
Sujet élitiste
Mais pour la jeune génération congolaise, le discours belge est loin d’avoir l’écho attendu. Comme le témoignent, Nizar Saleh et Paul Shemisi, deux cinéastes locaux qui travaillent dans les quartiers populaires kinois, « Ça reste un sujet élitiste. Pour la plupart des gens, il faut d’abord survivre au quotidien.
Ces œuvres ont-elles réellement leur place derrière la vitrine d’un musée ?
À l’Académie des beaux-arts de Kinshasa, alors que le secrétaire d’État vient juste de sortir de l’atelier de peinture qu’il était venu visiter, un débat s’improvise autour du sujet. Pour Chimbalanga, jeune artiste kinois, l’acte de transfert de propriété ne signifie rien : « Ces œuvres nous appartiennent déjà. Ce n’est pas un papier juridique qui changera quoique ce soit. » « Pour moi le terme devrait être réparation ou reconstruction », poursuit Bahati, qui souhaite que les Belges « qui ont dû beaucoup s’enrichir avec ce patrimoine volé », compensent en bâtissant des musées et en formant la jeunesse.
Pour Chimbalanga, jeune artiste kinois, l’acte de transfert de propriété ne signifie rien. © Marie Toulemonde
D’autres ne comprennent pas l’intérêt d’un retour de ces objets. En sortant du village, le masque qui avait une utilité dans la communauté, un emplacement, a perdu son caractère sacré. Les échanges témoignent aussi de la position des Occidentaux qui ont, ces dernières années, eu tendance à mettre en avant l’esthétique des objets au détriment de leur origine culturelle et cultuelle. Phénomène qui a par ailleurs permis d’alimenter le marché privé de l’art classique africain et donc le pillage. Finalement, ces œuvres ou objets ont-ils réellement leur place derrière la vitrine d’un musée ?
Réappropriation
Cette réflexion s’est poursuivie au Colloque panafricain pour la renaissance africaine, à Kinshasa, le 2 décembre, au cours duquel Clémentine Faïk-Nzuji, chercheuse en symbologie africaine, s’est montrée exaspérée. Malgré ses demandes répétitives, et cela depuis trente ans, aucune page du programme scolaire congolais n’aborde encore les cultures traditionnelles africaines. « Nous devons sensibiliser la jeunesse à la valeur sacrée et l’importance sociale de ces objets (…). Aujourd’hui, l’enfant africain a peur de son patrimoine parce qu’il a été diabolisé. »
L’Académie des beaux-arts de Kinshasa. © Marie Toulemonde
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C’est précisément ce besoin de réappropriation que douze artistes africains tentent d’exprimer à travers un projet artistique nommé « l’esprit des ancêtres », sous l’impulsion de l’artiste Géraldine Tobé et soutenu par l’historien de l’art à l’Université libre de Bruxelles, Hans de Wolf. L’idée, partir à la recherche de ce patrimoine perdu, se reconnecter avec les racines spirituelles d’avant la colonisation et l’évangélisation.
En effet, comme le soulignait dans son discours Thomas Dermine, de nouvelles générations de Congolais et de Belges se rencontrent aujourd’hui. Elles sont les héritières d’un passé commun qu’elles n’ont ni vécu ni voulu. « Au sein du gouvernement actuel, un seul ministre était né au moment de l’Indépendance. (…) Cela influence fortement notre rapport au Congo sur la volonté de regarder notre passé en face et de vouloir construire un avenir fraternel sur les bases d’un juste équilibre », ajoute-t-il.
Une œuvre de Géraldine Tobé, née le 9 février 1992 à Kinshasa. © Géraldine Tobé
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Cette quête, Pamela Tulizo, photographe et membre du projet de Géraldine Tobé, l’a entamée dans le cadre de son projet sur les héroïnes oubliées du Congo. Résidant à Goma, où aucun document historique ne lui était accessible, elle a dû travailler à distance avec les étudiants belges de Tervuren qui ont cherché pour elle, dans les archives nationales aujourd’hui conservées à plus de 10 000 km de son village, les traces de son passé.