Godefroid Kangudie vient de nous quitter. Plus connu sous son nom de plume, Kä Mana, le philosophe, théologien et analyste politique congolais vivait dans l’est de la République démocratique du Congo, où sévissent plusieurs groupes armés. De Goma, il avait les miliciens autant que le pouvoir de Kinshasa, armé uniquement de son impétueuse plume.
Habiter les incertitudes
Il avait courageusement choisi de s’installer dans cette région dangereuse pour habiter les incertitudes africaines, qu’il ne cessait de penser dans ses œuvres philosophiques et théologiques.
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Dans cet environnement violent, même le volcan Nyiragongo ne voulait pas être en reste. Il se mit à menacer et gronder, pour finalement cracher du feu le 22 mai 2021. M’inquiétant pour la vie de Kä Mana, je lui écrivis. Je reçus dès le lendemain, 26 mai, une réponse dont la sérénité donnait la mesure de son courage : « Je suis à Goma et je me porte bien. La colère du volcan se calme, mais la terre tremble de temps en temps. »
Ce ne sont ni les canons, ni le volcan qui nous l’ont arraché
Ce ne sont ni les canons, ni le volcan qui nous l’ont finalement arraché, mais le Covid-19, qui a fait voler en éclats les frontières entre la vie et la mort, le visible et l’invisible, le virtuel et le réel, le bruit de la rue et la vie intérieure.
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Cet être invisible a surtout rétréci l’entendement de l’essentiel à l’air qu’on respire. Le virus nous a pris Kä Mana ce jeudi 19 juillet. Et la question que le philosophe-théologien se posait sur l’Afrique, dans une de ses œuvres, de résonner en nous : « Kä Mana va-t-il mourir ? »
Profondément africain
Kä Mana a médité les apports et les échecs de courants de pensée qui ont précédé ses propres pratiques discursives de la reconstruction. Il a construit sa pensée à partir des deux piliers que sont les cultures africaines et l’idée de la libération.
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Il a de même envisagé un discours sur Dieu ayant un impact sur la vie sociopolitique de l’Africain et qui se laisse informer et éclairer par la raison. Lui, profondément africain, ne manquait pas de stigmatiser « l’image de Dieu dans les religions africaines (…) susceptible de dériver vers un imaginaire des conflits et une métaphysique des guerres ».
Bien que pasteur luthérien, il ne manquait pas non plus de souligner les dangers des religions d’origine étrangère dans la vie des Africains. Ainsi mettait-il en garde contre « les dérives guerrières du christianisme et de l’islam ».
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La théologie de la reconstruction, chez Kä Mana, s’adresse à l’homme dans son intégralité. Outre l’analyse des crises, il se préoccupait des lieux d’où l’on parle. Son projet théologique était aussi épistémique. Il estime que beaucoup d’intellectuels africains étaient restés prisonniers d’une pensée occidentale qu’ils dénonçaient et qui continuaient à leur servir de grille de lecture de la vie africaine.
Pour lui, les crises sociales en Afrique coexistent avec la crise existentielle de l’intellectuel africain et les limites propres à ses instruments de travail. C’est dans ce sens qu’il parlait du psychisme déstructuré de l’intellectuel africain. Il était en quête des outils qui analysent « nos propres défaites, nos échecs patents en matière de développement, de libération et de construction d’une société de prospérité, de dignité et de bonheur ».
Kä Mana déconstruit et recrée un imaginaire africain porteur d’un projet social
La redécouverte des sources pharaoniques permet, chez lui, de réhabiliter le psychisme et l’humanité de l’Africain, et d’envisager un avenir du continent autonome de la « bibliothèque coloniale » (Mudimbe). Se défendant de toute imitation de la Renaissance du XVIe siècle européen, le philosophe et théologien congolais déconstruit et recrée à travers son œuvre un imaginaire africain porteur d’un projet social.
Le dilettantisme des intellectuels
Ma première rencontre avec Kä Mana remonte à 1993, à Kinshasa, où j’étais étudiant en philosophie. Mes camarades et moi nous étions déplacés en masse pour écouter ce penseur qui, lui, n’agitait pas des concepts à la fois abstraits et éloignés des problématiques africaines.
En 1996, à Nairobi, j’ai eu une longue discussion avec lui sur l’état de la théologie africaine. Il m’importait de savoir dans quelle mesure elle pouvait s’impliquer dans la réflexion sur le génocide des Tutsi. Une partie de nos échanges, « Rwanda. Point de départ d’une nouvelle évangélisation », fut publié dans Hekima Review (Kenya) et dans La Nouvelle Relève (Rwanda).
Il s’adressait de plus en plus souvent à la jeunesse, l’engageant dans la « voie des intelligences nouvelles et de l’imagination féconde »
Kä Mana était un des rares penseurs de la région des Grands Lacs à refuser que le destin des peuples soit laissé entre les mains de politiciens au discours électoraliste et souvent mortifère. Il s’inquiétait de la montée des discours de haine et s’étonnait du dilettantisme des intellectuels. En République démocratique du Congo, il s’adressait de plus en plus souvent à la jeunesse, l’engageant dans la « voie des intelligences nouvelles et de l’imagination féconde ».
Je garderai aussi de lui son sens de l’humour. À Nairobi, j’avais vu recevoir la communion. Dérouté, je l’interpellai après la messe : « Je pensais que tu étais un pasteur protestant. » À quoi il répliqua en souriant : « Non, je n’ai pas changé de religion ; j’ai changé de lieu de réflexion. »
Kä Mana va-t-il mourir ?
Méditant sur la disparition de Kä Mana et pensant au titre de son ouvrage L’Afrique va-t-elle mourir ?, je suis tenté de me poser cette question à son propos : Kä Mana va-t-il mourir ?
Mukulumpa Kä Mana,
Tu décrivais la mort, et peut-être ta propre mort, comme un transfert des destinée.
Te référant à l’Égypte pharaonique, tu disais que la mort n’était pas une catastrophe mais plutôt la fécondation de la vie.
Plus tard, quand des groupes armés s’affrontaient à Goma, en 2012, un de tes amis de Kinshasa, alarmé, t’avait contacté. Vous avez alors tous deux choisis de conjurer la mort en la tournant en dérision :
Lui : Tu es déjà mort ?
Toi : Je suis vivant et fier de l’être.
Lui : Pour combien de temps encore ?
Toi : Deux éternités et mille ans.
Je sais que là-bas, tu entends mon ultime salut, en ciluba, cette langue que tu as sucée en même temps que ton lait maternel. Ta langue, donc, dont un simple bonjour ou bonsoir, « Moyo webe », signifie « À toi la vie/l’esprit ! »
Mulunda wanyi (« Cher ami »), à toi la vie, à toi l’esprit pour que tu vives encore pendant « deux éternités et mille ans ».
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