Les salariés d’Ubisoft ont inauguré une grève d’un nouveau genre. Ils ont débrayé mi-octobre afin de réclamer de meilleurs salaires, une revendication classique, mais également pour s’opposer à la décision du groupe de jeux vidéo d’imposer trois jours de présentiel par semaine dès avril 2025 alors qu’elle s’autorisait jusque- là le 100 % télétravail.
Un mois plus tôt, le coup de tonnerre est venu d’Amazon. Le géant américain du commerce en ligne à somme tous les « administratifs » du groupe de regagner les bureaux cinq jours sur cinq. C’est l’un des derniers Gafa à sonner le rappel : en 2023, Google et Apple avaient déjà banni le « full télétravail » (100 % télétravail) et exigé de trois à cinq jours de travail au bureau obligatoires. Avant eux, Elon Musk (patron de X, Tesla et Space X) avait, parmi les premiers, brutalement sifflé la fin de la récré en 2022, en interdisant totalement le télétravail, sauf rares exceptions.
Lors de chaque annonce, les raisons tournent peu ou prou autour des mêmes thèmes : faire ressortir la créativité, la productivité et améliorer les relations de travail. Et elles provoquent immanquablement un déluge de réactions médiatiques et d’angoisse parmi les habitués du travail à la maison.
Faut-il craindre un retour en arrière ? Depuis la fin de la pandémie, le retour de équilibre est perceptible mais il concerne souvent des entreprises qui réduisent la voile, passant du 100 % télétravail à quelques jours seulement, mais sans nécessairement y renoncer.
Dans l’Hexagone, en 2022 (derniers chiffres fournis par l’Insee et la Dares), 26 % des salariés télétravaillaient régulièrement, pendant un jour au moins par semaine. Et seuls 6 % étaient en télétravail à 100 %, ce qui limite la portée d’annonces comme celle d’Ubisoft.
« Aujourd’hui, on observe une forme de recul dans les entreprises privées et beaucoup de questionnements dans les administrations, constate Clara Laborie, maîtresse de conférences en gestion des ressources humaines à l’IAE de Lyon. Il est possible qu’on atteigne un taux de 18 à 20 % de télétravailleurs réguliers, mais on ne reviendra jamais aux 3 % de 2019. Socialement, il est très difficile d’expliquer à des salariés qui ont goûté au télétravail pendant trois ou quatre ans, même qui ont déplacé loin de leur bureau, qu’ils vont devoir y renoncer. »
De nombreux accords triennaux sur le télétravail arrivent à échéance – plus de 4 000 ont été signés en 2021 – et les renégociations sont l’occasion pour chaque entreprise de mesurer les conséquences d’un changement de politique.
Sans compter que l’argument financier pèse aussi dans la balance, surtout lorsque les salaires stagnent ou que l’inflation grimpe. L’Observatoire du télétravail a pu constater que dans une entreprise de services de la région lyonnaise, des salariés payés au Smic réalisaient jusqu’à 30 % d’économies grâce à de moindres dépenses en termes de transport ou de frais de garde d’enfants . Et du côté des entreprises, surtout celles qui ont réduit leur surface de bureaux, un retour à 100 % dans les locaux n’est pas forcément un bon calcul.
Ego et pouvoir
Accorder ou non des jours de télétravail répond en fait à des motivations très différentes, selon les employeurs.
« Ubisoft est un cas à part. C’est une façon pour une entreprise qui ne va pas bien de réduire ses effectifs, souligne Emmanuel Abord de Chatillon, professeur de management à l’IAE de Grenoble et membre fondateur de l’Observatoire du télétravail. Les dirigeants savent que ce changement d’organisation provoque des départs. Mais pour beaucoup d’autres, cela relève d’un problème d’ego et de pouvoir. Ils sont encore nombreux, surtout en France, à s’imaginer qu’il faut avoir des salariés sous les yeux pour qu’ils soient performants. Or, aucune donnée ne montre que c’est le cas. Le présentéisme n’a jamais été un gage de productivité. »
Le lien entre télétravail et productivité reste compliqué à établir car il est multifactoriel
Selon une excellente revue de littérature compilée par l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) et l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), le lien entre télétravail et productivité reste compliqué à établir car il est multifactoriel.
« Il dépend des tâches à réaliser, des métiers envisagés, des secteurs d’activité, des caractéristiques des salariés ainsi que du lieu de travail. Ainsi, comme le montre une étude réalisée au Royaume-Uni (Glenn Dutcher 2012), l’adoption du télétravail a permis une augmentation de la productivité pour les métiers les plus créatifs et une diminution pour les tâches urgentes et complexes », pointe le rapport .
D’autres études (Pora 2020 et Bergeaud et al. 2022) montrent le lien positif entre préparation au télétravail et augmentation de la productivité : « Les entreprises qui ont eu recours au télétravail en 2019 (avant son explosion avec la crise sanitaire, NDLR) sont en moyenne plus productifs. » Les effets positifs s’observent également sur le long terme : « Si le télétravail était pratiqué à hauteur de 5 à 25 % de l’emploi global alors cela permettra d’améliorer la productivité d’environ 9 %. »
Et Emmanuel Abord de Chatillon d’enfoncer le clou : « Des encadrantes dans une caisse d’allocations familiales nous confiaient encore récemment que les personnels en télétravail étaient plus performants que ceux en présentiel. »
Pour autant, et c’est ce que révèlent d’autres travaux (Morikawa 2020, Gorlick 2020 et Bloom 2020), le télétravail peut avoir des effets négatifs lorsqu’il est subi, exercé dans de mauvaises conditions et que les salariés « se sentent isolés de leurs collègues et de leurs organisations (Toscano et Zappalà 2020 ; Carillo et al. 2021) ».
Crise de l’organisation du travail
Quant à l’argument qui consiste à supprimer le télétravail pour « faire collectif », il fait sourire le chercheur :
« D’où vient ce souci soudain du collectif ? Pourquoi les entreprises n’en ont-elles pas fait un enjeu avant la pratique du télétravail ? La vraie question à se poser est la suivante : pourquoi tant de salariés font le choix de travailler chez eux plutôt que dans des ambiances de travail pesantes ? »
Un quart des répondants déclarent préférer travailler à la maison car ils n’ont pas à supporter leurs collègues et leurs chefs
Le constat a étonné les chercheurs de l’Observatoire du télétravail, qui ont administré plusieurs vagues de questionnaires (plus de 20 000 au total) : un quart des répondants déclarant préférer travailler à la maison car ils n’ont pas à supporter leurs collègues et leurs chefs. La crise du télétravail est avant tout celle du travail tout court.
« Le travail à distance n’est qu’un outil et tout dépend de ce qu’on en fait, poursuit Clara Laborie. Le problème est que les acteurs ne réfléchissent pas à la manière dont il est mis en place, à quels besoins réels de l’équipe il répond. C’est souvent vécu comme une somme d’intérêts individuels. Or, il faut repartir du travail lui-même, de la tâche à accomplir. »
Pour certaines réunions ou projets, faire travailler ensemble des équipes à distance et en présentiel dans une forme « d’hybridité » ne fonctionne pas, juge cette enseignante-chercheuse, également déléguée générale de l’Observatoire du télétravail.
« En visioconférence, la distance physique fait que les participants sur l’écran sont oubliés. Il est préférable de trouver des moments où tout le monde est présent en même temps. C’est pourquoi l’organisation du travail qui ressort de nos enquêtes comme étant la plus optimale en termes de performance collective et de bien-être est de privilégier un à deux jours de télétravail et des journées de présentiel pour favoriser le collectif. »
A l’avenir, deux types d’organisations devraient émerger, pronostique Clara Laborie. Celles qui vont repenser le télétravail au sein des collectifs de travail et celles qui suppriment le travail à distance « parce qu’elles préfèrent éliminer l’agent perturbateur plutôt que de résoudre le problème de fond de l’organisation du travail. Mais il est clair que le télétravail est loin d’être mort. »
